TEXTES / Articles
Najia Mehadji : une vie dans les plis
Texte de Morad Montazami
Parmi les souvenirs fétiches de l’enfant élevé au Caire, à Damas ou à Alger, que ce soit avant les années 1980 et l’avènement de l’ordinateur ou en des temps bien plus reculés encore, figure celui de l’exercice calligraphique du matin : celui qu’il se doit de maîtriser du mieux qu’il peut pour bien commencer la journée. Peu importe, en réalité, si c’est le nom de Dieu qui apparaît sur la feuille (écrit en entier, par fragments, voire uniquement sa première lettre Aleph) ou bien si c’est le prénom de la mère, du père, de la soeur… Sacré ou profane, le même geste minutieusement répété, jour après jour, s’inscrit en l’enfant telle la discipline intérieure du moine Shaolin ou du joueur d’échecs qui voient les « coups » se dessiner dans l’éther mathématique avant qu’ils ne se produisent dans la nue réalité. (...)
Tracer sa vie entre singularité et universalité
Entretien avec Véronique Rieffel
Véronique Rieffel : Nous sommes dans ton atelier à Ivry, vaste et lumineux, on entend Miles Davis en fond sonore. Il se dégage une impression de calme et de sérénité. Comment est ton atelier à Essaouira et comment répartis-tu ton temps entre ici et là-bas ?
Najia Mehadji : Je travaille en alternance entre Ivry et Essaouira depuis 1985. Depuis 2000, j’y ai construit un atelier basique, tout en longueur, avec de grandes baies vitrées, au milieu des champs d’oliviers et du silence. Il y a juste des troupeaux de chèvres et les ânes qui longent une piste… Aujourd’hui, je passe successivement un à deux mois dans chaque atelier. J’aime ce rythme. Mon rapport au temps est évidemment très différent quand je suis au Maroc ou en France. (...)
Le dessin comme principe vital
Philippe Piguet
A l’inventaire de l’œuvre graphique de Najia Mehadji depuis une vingtaine d’années, on relève trois grandes entités que l’artiste a développées au fil du temps : le géométrique, le végétal et le corporel - l’idée générique de structure y réglant la façon dont chacune d’elles est appréhendée. Techniquement, Mehadji recourt à des médiums aussi divers que la sanguine, la craie, la gouache, l’aquarelle, le graphite, voire la peinture vinylique ; elle emploie des papiers de différents formats, à l’aise dans le petit comme dans le grand, dont la texture est plus ou moins dense selon le cas, et pratique si besoin est le mode du collage. Considéré dans son étendue, l’ensemble de ses dessins s’offre à voir dans une économie formelle et une densité plastique où le trait le dispute à la masse, tous deux au service de la révélation d’un espace inédit. (...)
Des Volutes et des Danses, d’Éros et de Mystique
Par Mohamed Rachdi
Au cœur de l’œuvre de Najia Mehadji : le corps, l’éros et la mystique. Chez elle, tout acte graphique ou pictural s’enracine d’abord et avant tout dans la dynamique du corps dans ce qu’il a de plus vivant et d’animé de pulsion désirante, de plus concrètement ancré dans l’ici et maintenant du sensible, mais qui demeure sans cesse tendu vers l’ailleurs, vers l’univers suprasensible. En effet, c’est toujours à partir de son propre corps agissant sur des supports matériels, papier ou toile, que l’artiste fait naître ses créations à portée spirituelle. « Mes peintures sont en réalité de grands dessins à la craie réalisés dans une gestuelle physique et mentale : ce sont des structures de flux qui créent un lien entre le cosmique et l’humain, le spirituel et le sensible » dit l’artiste de ses œuvres antérieures à base de gros sticks de pastels gras. Des œuvres qu’elle a réalisées en sillonnant les surfaces de ses toiles et de ses papiers à l’aide de réseaux de lignes colorées jusqu’à en produire des étendues graphiques et chromatiques où s’épanouissent des silhouettes végétales. (...)
Des nouvelles de l’infini
Par Rémi Labrusse
Imaginons que des plongeurs, remontant des profondeurs, surgissent à la surface et, dans l’écume qui brille, laissent se disperser les traces de l’autre monde, sous-marin, d’où ils viennent. Leurs corps, encore baignés de l’indéfinissable cohésion du fond, manifestent, par la respiration, par les gestes, par l’élan vers le haut, une puissance et une harmonie nées de ce fond qui ne cesse de les soutenir au moment même où ils en effacent le souvenir, d’un seul geste, dans l’air du dehors. Dans ces gestes, dans l’eau qui jaillit autour et forme, pour un instant, des constellations où joue la lumière, s’accomplit et simultanément se dissout une expérience intime des profondeurs, aveugle, muette, radicalement informulable sinon à travers ce bond vers le dehors qu’elle rend possible et qui pourtant l’annule. La grande respiration qui, d’un coup, se produit à la surface vient du fond des fonds, son énergie en quelque sorte ruisselante prend appui sur l’insondable mais le consume aussi et transforme le rythme de l’intériorité marine en joie d’émerger dans le monde : pure dépense, ce soudain déchirement de la surface, où, le temps d’une respiration, le corps immergé mais le visage tourné vers le ciel, les nageurs tissent l’une à l’autre intériorité et extériorité comme deux mesures majeures de l’être. (...)
Les fleurs du noir aux "Mystic Dance"
Par Christine Buci-Glucksmann
Des fleurs donc. De grenade, d’amandier, de coquelicot, et surtout ces pivoines sur fond turquoise d’Orient qui vous fixent de leur regard frontal. Noires, de ce noir d’ombre que seul Warhol a osé utiliser pour ses hibiscus sur fond violet. Réalisées sur papier ou toile synthétique, grâce à des photos ou des schémas, et avec de très larges pinceaux, elles s’enroulent dans leur plissé stylisé et transparent d’ombre et de lumière. Comme s’il fallait montrer, et cacher, ce centre absent, ce cœur invisible de toute fleur, « pour rendre quelque chose qui m’échappait », ainsi que me le disait Najia Mehadji. Car depuis six ans, Najia Mehadji ne peint que des fleurs. Et comme dans toute l’histoire florale de la peinture, des vanités baroques à Matisse, O’Keeffe, Warhol ou Cy Twombly, les fleurs dessinent le temps, sa naissance et sa mort, dans un cycle où l’éphémère devient la métaphore de la vie et de la beauté. Mujô : l’« impermanence » en japonais, cet être saisonnier, ce rythme cyclique aussi fragile que le flétrissement ou la floraison. Dans leurs plissés en envol, en ruban, en texture surimprimée, les pivoines noires sont devenues les dépositaires de tous les ornements entre Orient et Occident. Que s’est-il donc passé depuis les Arborescences au trait plus gestuel et plus rigide, et même depuis Floral où l’éclat et la force des rouges dominent le plus souvent d’une lumière solaire ? Car si les fleurs captent toujours dans leur silence les énergies du cosmos, le passage des couleurs intenses au noir, comme l’utilisation nouvelle de ce turquoise d’Orient, celui des miniatures ou des céramiques, marque un tournant dans l’œuvre, et est pour le moins un événement plastique. (...)